Un ciel dans une fleur sauvage
Les Art’Gentiers sont heureux de présenter leur première exposition de l’année 2023 : Un ciel dans une fleur sauvage[1]. Cette exposition inaugure un nouveau cycle pour la galerie mettant en lumière des artistes dont l’approche poétique offre un regard neuf sur notre monde et invite à l’émerveillement. L’exposition s’articule autour de deux séries d’œuvres de Nicolas Claris et Romain Claris : Un peu de rouge pourtant et On the rocks.
Deux générations travaillent en écho. Chacun traduit, avec son langage propre, une situation initiale partagée. Ainsi, chaque série exposée présente une vidéo (Romain Claris) et une sélection de photographies (Nicolas Claris) qui se répondent de façon complémentaire.
L’exposition s’ouvre sur On the rocks, une série d’œuvres qui s’enracine dans une phrase, une traduction de données astronomiques collectées par la NASA autour d’un trou noir qu’une équipe d’astrophysiciens et de musiciens a rendu audible à l’oreille humaine. C’est ce son, grave comme une « substance de la profondeur[2] » qui nous saisit lorsqu’on entre et que les photographies, comme un écho visuel, capturent dans la glace.
La seconde salle présente Un peu de rouge pourtant, une vidéo et des photographies qui s’ancrent dans la poésie même en donnant corps à un haïku dont elles embrassent le titre, le thème et la délicatesse. Ainsi, les deux séries d’œuvres présentées peuvent être considérées comme des haïkus visuels, ces poèmes d’origine japonaise d’une extrême concision formelle, célébrant l’évanescence, la beauté des choses et les émotions qu’elles suscitent. Comme la photographie et la vidéo, le haïku est une sorte d’instantané : un monde enfermé dans une phrase condensée à son maximum. Le titre de l’exposition est une référence directe aux premiers vers du poème Augures d’Innocences de William Blake. « Voir le monde dans un grain de sable et un ciel dans une fleur sauvage. » L’infini du ciel et les émotions qu’il suscite tiennent ici dans le fragile espace d’une fleur.
Dans Un peu de rouge pourtant, la pivoine de Nicolas Claris et Romain Claris déborde « d’espace intérieur[3]. » Elle vibre, prête à éclore et à libérer tout un monde intime qu’elle contenait jusque-là clos derrière son visage aux pétales blancs et aux lèvres rouges. Cette éclosion n’est pas sans rappeler la célébration intime du poète Rainer Maria Rilke qui cherche dans le cœur des roses une douceur exquise que d’autres cherchent dans le corps d’une femme ou d’un homme : « Quels cieux se mirent là / Dans le lac intérieur / De ces roses ouvertes[4]. » La richesse d’un sentiment intime agrandit à l’infini l’espace intérieur où il se condense.
De même, ce sont toutes les étoiles du cosmos et le son de l’univers qui se retrouvent piégés dans la glace d’On the rocks. « Une stalactite renfermant les étoiles » énonce le haïkiste Takaha Shugyô, et le glaçon devient paysage en cristallisant le vide interstellaire dans sa propre matière. La vidéo, résolument cinétique, perd le regardeur dans les méandres intérieurs. Le noir confond toute chose et à notre tour, la profondeur nous assimile dans une sorte de communion onirique[5]. L’extérieur, même lointain, est internalisé par la mécanique de l’hypnose à laquelle participe le son-spirale du trou noir.
On retrouve avec le trou noir la dialectique du monde condensé puisque c’est une région de l'espace dont le champ gravitationnel est si intense, qu'il empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s'en échapper. « Une nuit dans la nuit », comme l’exprimerait le poète Joë Bousquet[6], qui emprisonne tout, même la lumière et qui nous rappelle le riche et débordant espace intérieur du haïku-monde, de la fleur-ciel ou amante.
Un ciel dans une fleur sauvage joue donc sur un équilibre. Celui du noir stellaire et intime qui répond au blanc immaculé et fragile de l’éveil. C’est le ciel propulsé dans le tréfonds – mouvement descendant – cristallisé dans la glace, en dormance et qui pourtant ne cesse de remuer, sans début ni fin, de façon hypnotique et fractale, pour venir toucher du doigt l’espoir tendu dans le mouvement lent de l’éclosion – mouvement ascendant – dressant fièrement ses couleurs cachées comme l’on tend un baiser. L’infiniment grand porte en lui l’infiniment petit et vice versa. Les deux se répondent ainsi et, comme pour un haïku, c’est dans la césure, le vide entre les deux univers convoqués par ces images, que se construit cette exposition-poème.
Pivoines blanches
Dit-on
Un peu de rouge, pourtant
Takahama Kyoshi
Le coquelicot blanc
d’une averse hivernale
a fleuri
Matsuo Bacho
« Voir un monde dans un grain de sable.
Et un ciel dans une fleur sauvage.
Tenir l’infini dans la paume de sa main.
Et l’éternité dans une heure
(…) »
William Blake
Qu’on me donne une stalactite
renfermant les étoiles
de la Sente du Nord !
Takaha Shugyô
*L’expression « Sente du Nord » désigne les anciennes provinces du nord du Japon, dont l’auteur est originaire. Ce terme aux connotations nostalgiques évoque les paysages enneigés d’une région autrefois chantée par Bashô et qui, aujourd’hui encore, reste emblématique du Japon traditionnel.
« Si nous étions en train de flotter dans cet amas de galaxies, il nous faudrait attendre 10 millions d'années pour que le pic de l’onde passe, et encore 10 millions d’années pour le pic suivant. Et à chaque passage, nous ne remarquerions qu'une légère augmentation. En accélérant le temps de façon extrême – des millions de milliards de fois – des centaines d'ondes pénètrent dans nos oreilles chaque seconde, et nous pouvons les percevoir »
Matt Russo.
Andrew Santaguida, Matt Russo, et Dan Tamayo traduisent le rythme et l'harmonie du cosmos en musique et en sons. Depuis 2020, ils produisent régulièrement des sonifications pour la NASA.
« Il semble alors qu’il y ait une substance de la profondeur. Alors la profondeur nous assimile. »
Gaston Bachelard (La terre et les rêveries du repos)
« Nous sommes faits de nuit »
Joë Bousquet
« Il y a une nuit dans la nuit »
Joë Bousquet
« Quels cieux se mirent là
Dans le lac intérieur
De ces roses ouvertes.
À peine peuvent-elles se tenir d’elles-mêmes,
Maintes, gorgées, débordèrent d’espace intérieur
En ces journées s’achevant
En une plénitude vaste, toujours plus vaste,
Jusqu’à ce que tout l’été devienne une chambre,
Une chambre dans un rêve. »
Rainer Maria Rilke
(Intérieur de la Rose. Ausgewähtle Gedichte, éd. Insel-Verlag, p.14)
[1] “To see a world in a grain of sand and a heaven in a wild flower”, William Blake, Auguries of Innocence, 1863.
[2] Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos.
[3] Expression empruntée au poème de Rainer Maria Rilke, « Intérieur de la Rose ». Ausgewähtle Gedichte, éd. Insel-Verlag.
[4] Rainer Maria Rilke, « Intérieur de la Rose ». Ibid.
[5] Gaston Bachelard, ibid.
[6] À la première page de son livre Traduit du silence.