La règle de trois

Texte de l’exposition d’Olivier Lounissi aux Art’Gentiers

8 septembre - 28 octobre 2023

 

Omnia trinum est perfectum
« Tout ce qui va par trois est parfait »
Expression latine

 

Pour sa nouvelle exposition à la galerie Art’Gentiers, l’artiste-joueur Olivier Lounissi s’est donné une seule règle, La règle de trois. Triptyques, trinités, trilogies, rythmes ternaires, décomptes ou jeux d’enfants, quelques formes que prennent les séries d’œuvres présentées, elles viennent malmener nos repères et nos symboles collectifs. Fidèle à ses thèmes de prédilection : les contradictions, les oppositions et la vision palimpseste d’un même sujet, Lounissi multiplie les couches de lectures comme autant de réflexions sur la fragilité de nos constructions mentales et physiques. En cela, il s’inscrit dans la lignée des artistes-joueurs tels Magritte ou Broodthaers qui, avec l’espièglerie de l’enfance, questionnent notre regard sur le monde de manière ludique et amusée, sans en sacrifier la profondeur de sens.

             L’artiste énonce, d’emblée, la règle du jeu. Le chiffre trois appelle le visiteur depuis la rue avec la série 321 qui nous fait face. Un décompte dont la brièveté de la suite numérique nous indique qu’on se rapproche d’un but. 3, 2, 1, entrez ! Notre regard, habitué à voir les chiffres dans le sens inverse, lutte dès le pas de la porte en inversant sa logique expansive. 3, 2, 1… 0, le big bang, la friction primordiale, le coup de pistolet annonçant le début de la course. Et c’est bien d’une course dont il s’agit. On découvre que les chiffres sont en réalité un motif : celui du centaure, cher à l’artiste, galopant avec un masque à gaz sur le visage. Symbole de force, cet être mythologique mi-homme mi-cheval cumule la puissance de deux espèces. Ici masqué, la figure prend une troisième dimension : la technologie. Le centaure belliqueux fonce, tendu vers un objectif inconnu, étouffé et essayant de fuir en rebondissant contre les parois du cadre. Comme un clin d’œil aux premières chronophotographies de la fin du XIXe siècle, Lounissi décompose, par le dessin, un mouvement jadis figé dans toutes ses étapes par Étienne-Jules Marey dans son livre La Machine animale (1873). Nous retrouvons le thème de l’être hybride (homme-animal-machine) en mouvement dans l’espace-temps, ici amené à un degré de lecture résolument contemporain : la pollution asphyxiante et la fuite acharnée. Comme une clé pour entrer dans l’exposition, la série 321 permet d’accompagner le regard du visiteur vers les œuvres qui l’entourent.

         Dans cette même idée de figer le mouvement pour mieux le disséquer, Lounissi pétrifie, sur le papier, l’imprévisible : un véritable Coup de foudre. Comme pour donner tort à l’expression énonçant que « la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit », l’artiste vient ici frapper la feuille à l’encre noire à trois reprises. Classique, de prime abord, le dessin devient, dès lors, impossible ou irréel. C’est un bug, comme dans ce moment décisif du film Matrix où Néo s’écrie « Déjà vu » après avoir observé le même chat passer plusieurs fois de suite consécutives dans l’embrasure d’une porte. La répétition du coup de foudre au même endroit devient l’accident par rapport à un événement singulier qui devrait être la norme. C’est le « treizième coup de l’horloge » de l’expression britannique, celui qui, lorsque vous l’entendez, vous amène à douter de la mécanique générale. Les dessins sont ici montrés comme les traces laissées par le tonnerre après l’impact et les trois paysages sont représentés en négatifs : l’éclair noir déchire une terre et un ciel blancs, inversés. Lounissi continue de se jouer de nos perceptions en multipliant les antithèses et les miroirs.

            Dans Gauche droite, l’artiste rapproche la déambulation d’une femme à une marche militaire. Les pieds, objets de nombreux fétiches, défilent comme sur un podium (un mot que partage la piste empruntée par des mannequins lors des défilés avec la scène à trois niveaux des compétitions sportives). Ici, seul le titre vient donner à l’œuvre son double sens. Les talons hauts, objet ultime de séduction, participent à nous endormir pour oublier ce titre qui plane au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès : non, ceci n’est pas ce que l’on croit. C’est un mirage que dresse Lounissi devant nous. À voir l’industrie de la mode comme une machine de guerre transformant l’humanité en petits soldats… il n’y a qu’un pas. Et la marche ternaire (gauche, droite, puis gauche à nouveau pour que le mouvement soit infini), développe une autre variation sur le thème de la dissection du mouvement.

         Le regard continue alors vers Armada : trois dessins d’une série plus large qui convoque un objet de notre quotidien : le billet de banque. Cependant, l’artiste nous piège une fois de plus en détournant le sens. Le billet est faux, c’est un fac-similé dessiné et plié en deux dimensions. Pas d’erreur possible donc : c’est le symbole et son détournement que nous regardons et l’artiste questionne la nature même du morceau de papier dans lequel l’humanité infuse une valeur et un pouvoir. La forme même du bateau plié n’est pas anodine ; souvenir de notre enfance, c’est sur cet aspect que l’artiste nous piège, à coup sûr. Dans une logique de plongeon dans l’image, la deuxième lecture (il y en a trois, évidemment) amène à considérer la figure représentée sur le billet-même. L’homme politique qui est choisi pour figurer sur nos billets de banques, représentant le « meilleur » de notre humanité, est vidé de son sérieux et de son pouvoir comme le billet sur lequel il apparaît. L’artiste joue ainsi d’un seul mouvement d’origami avec l’objet, l’image, le symbole et la forme classique du portrait en peinture. Le troisième niveau de lecture continue de d’étayer cette réflexion. Les billets sont dessinés sur des surfaces qui miroitent fidèlement leurs silhouettes. Si nous avions un doute sur la remise en question en cascade que cette œuvre appelle, le reflet dans le miroir la confirme. Le billet de banque ainsi que la figure politique qui le décore se regardent tel Narcisse dans le lac en questionnant une nouvelle notion : la vanité. Tant celle d’une humanité capitaliste que celle des hommes symboles qui en sont le visage.

            Nous traversons la pièce et rencontrons une figure familière : le centaure de 321. Alors que nous le pensions enfermé dans son cadre, il en sort, cette fois. Lounissi vient déroger à sa propre règle en le faisant franchir les trois œuvres de ce triptyque comme une seule traversée[1]. Passé, présent, futur ; matière, espace, temps ; naissance, vie, mort. Toutes ces suites sont brisées, parcourues au galop dans l’urgence de l’asphyxie imminente de notre créature masquée qui essaie de s’en défaire. L’examen scientifique du mouvement lié à la sortie de la feuille viennent faire écho aux œuvres rencontrées précédemment : comme un rappel à celle qui lui font face et une provocation à 321 resté muré dans son cadre.

            Le triptyque suivant, Tapis de guerre, continue de nous perdre. On croirait, à les regarder à distance, que ces trois éléments sont des tapis d’ornement. Il n’en est rien. Changement de focal et on se rend alors compte que les arabesques ornementales sont en réalité des machines de guerre, des tanks, des avions de chasse et des missiles qu’une symétrie sur deux axes ou en diagonale transforme en motifs géométriques. La dentelle ainsi créée prend une tout autre signification que le titre de l’œuvre vient souligner. Le lien avec le religieux n’est qu’insinué mais brûle pourtant comme une évidence. Un objet du quotidien, détourné, devient une arme de destruction massive. Le principe de la règle quitte ici le vocabulaire du jeu pour devenir un dogme, un système construit sur la violence. La règle du « je. » Ou la règle de Troie. Si le tapis de prière est ici le sujet, ce n’est en aucun cas une critique ciblée. Ce sont les (trois) religions monothéistes, censées nous rapprocher et dont les guerres saintes ne font que nous éloigner les uns des autres, qui sont évoquées en questionnant les dérives de la foi.

            La dernière série de l’exposition, Marelle, boucle le parcours en joignant deux thématiques déjà rencontrées. Après Tapis de guerre, notre œil, à présent habitué au vocabulaire religieux, reconnait les plans d’une cathédrale. Les trois dessins accrochés au mur évoquent le projet colossal d’élévation d’un sanctuaire pour les siècles des siècles. Mais à y regarder de plus près, ce plan de niveau n’est pas le résultat d’un dessin technique. Au contraire, il est formé de centaines de billes dessinées qui, comme les bateaux pliés d’Armada, trompent l’œil. Les petites boules de verre, minutieusement dessinées sur la feuille avec leurs ombres, unissent les contraires avec une facilité déconcertante : le jeu d’enfant et l’entreprise sacrée, le micro et le macro, la 2D et la 3D, le hasard et le prémédité. On secoue le gobelet de dés et ce sont des billes de papier qui se répandent sur les feuilles en dessinant, presque par accident, les fondations d’une église. Le titre finit de détourner la fonction première du dessin : 1, 2, 3 et hop, on passe de Terre à Ciel en trois cloche-pied.

[1] En indo-européen, le rattachement du numéral *trey- à *ter- est la base commune à quatre racines linguistiques exprimant le sens de « traverser », « percer », voire « blesser ». Cette signification est liée au fait que le troisième doigt de la main, le majeur, dépasse tous les autres.

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