Anoar Maria Ward

FIRST RAYS OF THE NEW RISING SUN

UN FILM D’ANOAR MARIA WARD

 

« Si le sentiment pour la nature est si durable dans certaines âmes, 

C’est que, dans sa forme originelle, il est à l’origine de tous les sentiments. » 

Gaston Bachelard

 

« Elle est retrouvée. – 
Quoi ? – L’Éternité. 
C’est la mer allée avec le soleil. »

Arthur Rimbaud

  

First Rays of the New Rising Sun ouvre sur un discours. Celui de Carl Sagan appelant l’humanité à prendre conscience de sa responsabilité à préserver ce « point bleu » perdu dans l’univers qu’est notre maison. C’est un appel, une mise en garde, une injonction. Le constat triste et effrayé d’une condamnation : la nôtre, si nous ne changeons pas nos comportements. C’est la « solastalgie » dont parle Glenn Albrecht, un sentiment de détresse profonde face à la prise de conscience de l’irréversibilité des changements environnementaux causés par notre présence. Carl Sagan, en 1990, donne une voix à la solastalgie.

 

LA VOIX PAYSAGE

La parole est centrale dans le film d’A.M. Ward. Lorsque celui-ci commence, nous sommes plongés dans le noir. Seule la parole nous tient. Elle nous soustrait à notre quotidien et nous amène dans un espace d’imagination où seuls la voix, le verbe, existent et résonnent pour nous guider. Nous baignons dans ce noir interstellaire comme pour nous laver de toute référence extérieure. Là, alors, l’auteure peint une première phrase et la voix devient notre nouveau monde. 

A.M. Ward initie une lettre, un email plutôt, comme une bouteille qu’elle jette dans ce noir originel dans lequel nous flottons. Dans l’intimité d’une confession liée à son enfance – le souvenir de sa première rencontre avec l’océan -, son expérience devient la nôtre. L’écran noir est le miroir dans lequel elle se remémore ses souvenirs et nous les offre à contempler. Ils apparaissent sous nos yeux et avec eux, un monde insouciant, berceau d’un sentiment amoureux. En nous prenant comme témoins, nous comprenons au fil de sa confession que Ward se parle aussi à elle-même comme Narcisse à la fontaine. Mais elle n’est pas seulement livrée à la contemplation de ses propres sentiments. Non, son image est le centre d’un monde qui se mire à ses côtés. Les reflets de la mer décuplent le rêveur et dans l’intimité de l’expérience partagée, nous rêvons de concert avec elle[1].

Nous réalisons alors que nous ne sommes pas les destinataires directs de cette lettre et basculons immédiatement dans la position de celui qui, répondant à une œillade, se rend compte qu’elle ne lui était pas adressée. Une autre personne nage dans cette eau, un troisième personnage. La source de ses premiers émois. La voix devient plurielle et fond en elle-même celle d’A.M. Ward, celle de la mer et des souvenirs qu’elle remonte à sa surface, celle qui écrit, celles qui écoutent (la nôtre et celle du vrai destinataire) et, enfin, celles des mentors musicaux que l’auteure invoque. Ce « miroir de voix[2] », cette eau vibrante comme la surface en cercles concentriques d’un vinyle, décante une triste musique d’humanité[3].

Ce chœur est mis sous le haut patronage de grandes figures du Rock’n roll. Des dieux devenus immortels en quittant la terre prématurément au même âge (Hendrix, Cobain, Winehouse, Joplin, Morrison…). Les titres de leurs chansons chapitrent la lettre-voyage comme autant de memento mori se rappelant perpétuellement à notre souvenir. L’auteure encore adolescente s’imaginait elle aussi mourir à 27 ans et confesse avoir longtemps espéré une vie aussi lumineuse que ses idoles. Leurs passages éclair sur notre petit point bleu la plongent tôt dans l’ombre d’une chose à accomplir, d’une urgence de faire, d’être et de créer. Ses rêves de vies s’allongeaient jadis sur un temps infini. Ils sont rattrapés aujourd’hui, nous confie-t-elle, par la réalité d’un quotidien autarcique, un monde d’adulte qui coupe, isole, rompt avec l’onirisme de la jeunesse en le noyant sous une cascade de nouvelles urgences, de nouvelles priorités.

 

LE SENTIMENT OCÉANIQUE

Comme une vague qui nous fait boire la tasse, le souvenir de ce sentiment premier, de cette émotion marine, fait replonger la narratrice comme l’on croiserait soudainement un amant dans la rue. Comment vas-tu ? Que deviens-tu ? Te reverrai-je ? Questionnements, craintes et espoirs se succèdent. Mais avec cette réminiscence et les nouvelles apprises arrivent la perte du regard insouciant de l’enfant et la réalisation, pour nous, que la troisième personne de ce triangle amoureux est l’océan. 

Et cet homme-océan a changé. Fini les jeux et la pureté de son eau riante dans laquelle Ward se lovait en vacances en Bretagne ou à l’Île de Ré. L’auteure le regarde à la lumière de ses accès de colère, des attaques dont il est la cible à répétition, de ses empoisonnements et donc de ses réponses, tout aussi violentes. La réalité de notre présence, de notre simple existence et nos regards d’humains amassés sur la rive l’ont transformé en monstre imprévisible, débordant, sale, dévorant. L’écran de rêve et de possibles est devenu une menace. Ward veut comprendre ce qui est arrivé. Elle veut trouver derrière ce visage déformé le pur sentiment d’autrefois. Elle veut le revoir à tout prix. Laissant sur la Terre sa vie d’avant, un homme de chair, de sang et d’eau, un quotidien noueux qui l’empêtrait comme dans un réseau, elle se jette à l’eau. 

Tenant fermement le bout de sa voix pour ne pas dériver, nous nous laissons porter, rongés par la frustration de l’attente d’un départ qui arrive enfin. Ballotés par les vagues, les nouvelles et les images que Ward nous lance comme des bouées ne nous épargnent pas. Nous voulons voir nous aussi et appréhendons avec elle de (re)trouver le cœur perdu d’Océan. 

LA TRAVERSÉE 

Nous embarquons à bord de la goélette sur laquelle A.M Ward passe trois semaines en compagnie d’un couple de marins. Elle les découvre, les scrute avec sa caméra-troisième œil tout comme elle observe aussi l’éloignement de la terre et, enfin, l’eau qui s’étend à perte de vue. Elle participe, borde, affale, barre, noue et dénoue les liens. Elle prend les vagues qui réveillent sa nausée. Océan ne se laisse pas approcher facilement.

Hésiode raconte qu’il est fils de la Terre et du Ciel. Il est donc, par essence, leur point de rencontre symbolique, l’être qui embrasse sa mère et renvoie à son père le scintillement des étoiles. Hésiode le surnomme « Tourbillons-immenses » et le décrit comme un fleuve impétueux, distinct de la mer, qui encercle le monde en dessinant sa limite[4]Océan est le bout, l’extrémité du connu. En partant à sa rencontre, l’auteure, comme Ulysse, va à la découverte du monde, d’un monde, d’elle-même. « L’eau riche de tant de reflets et de tant d’ombres est une eau lourde[5] » énonce Bachelard. La traversée d’Océan est un voyage intérieur, dense, difficile. Une descente en soi. Les tourbillons intimes qui mêlent les souvenirs, les peurs, les appréhensions, les doutes et la honte épaississent l’eau et la rendent impénétrable. 

Sur le bateau, Ward découvre la cartographie d’Océan où l’imprévisible règne. Rien n’est figé, tout est mouvement, changement perpétuel, lignes serpentines qui décrivent les courants alliés ou ennemis galopant sur son épiderme sombre. Un monde en soi qui fait fit de nos bordures et perce sans difficulté les frontières abstraites que les hommes dessinent sur la terre et jusqu’en mer pour se donner l’illusion de l’ordre et de la maîtrise. Les cartes traversées de courants d’airs ou d’eau s’hérissent et roulent comme des frissons sur la membrane mouvante d’Océan.

Mais bientôt, quelque chose apparaît dans la mer. Terre. Terre en vue. La goélette accoste et nous débarquons non loin de l’endroit où Ward partait en vacances enfant. Non loin du lieu du premier sentiment océanique. Les trois marins ne sont pas seuls ; terre habitée. Terre suffoquée en réalité. Les hommes ont construit, plus grand, plus gros que dans les souvenirs de l’auteure. Partout, ils ont avancé. Conquête illusoire. Notre appétit, notre volonté d’étendre et de gagner du territoire, notre démesure, sont punis avec le même supplice. Nous sommes lentement avalés nous-mêmes et regardons, impuissants, l’eau devenue hostile comme Jonas aux lèvres de la baleine. Océan dévore petit à petit ce que nous lui avons pris, part à l’assaut de sa propre mère et du peuple de fourmis qui l’habitent. Il balaye l’espoir d’un avenir paisible par des visions cataclysmiques d’engloutissements et la promesse d’une guerre prochaine. Il redessine nos cartes, chose impensable pour nos esprits de pseudo-propriétaires. Certains doivent même déjà abandonner leurs demeures. L’érosion des côtes est réelle et tout le béton, tout le sable pris ailleurs, tous les efforts de constructions près du rivage avec terrasse vue plongeante en front de mer n’y feront rien. Océan l’emportera. Ward comprend. 

Elle met à nouveau les voiles, l’esprit tourmenté. Son appartenance à l’espèce humaine, les assaillants, et sa quête se contredisent. Suspendus sur la ligne d’horizon, à mi-chemin du ciel et de la mer, nous balançons avec elle entre deux mondes. Dehors, la mer est calme et le bateau suit fidèlement le soleil vers son couchant. La brise adoucit les angoisses. L’eau se fait complice et peint de rose, de mauve, d’orange et d’encre le paysage. La douceur revient, Océan se laisse approcher. Ward, en prenant partie, l’a attendri. Le bateau pénètre dans la nuit en confiance. Comme Charon, les marins barrent calmement. Bientôt, plus de soleil et c’est le noir à nouveau. 

 

ÉLOGE DU RALENTI 

Ward s’aligne sur le rythme de l’eau. Son film lui-même, comme les vagues de Virginia Woolf, impose un autre temps qui combat l’ancien par la lenteur, l’étirement et les arrêts qui permettent la respiration. L’auteure part aux confins du monde et doit, pour appréhender Océan, apprendre sa langue, s’assouplir, comprendre sa fluidité, sa continuité, l’uniformité de son tempo. La construction du film en vagues répétitives nous berce. L’eau est l’élément berçant par excellence[6], dit Bachelard. Presque immobile mais vivante, sans heurt, elle nous porte, nous endort. Il n’est pas étonnant de découvrir que la cartographie antique plaçait le Pays des Rêves dans l’entre-deux mondes justement, pile sur Océan, entre les vivants de la terre et les ombres du royaume des morts. 

L’intervalle des noires-respirations et les ralentis alternent avec l’immédiateté du présent qui ressurgit tout le long du film. Dans la correspondance de l’image à la parole, les recherches Google, YouTube, les cartographies marines, les fronts de mer dévorés de touristes ou affaissés sont entrecoupés d’intervalles de silences, filmés en ralentis. L’eau est toujours proche, sa cadence nous gagne peu à peu. 

Le voyage monte en crescendo inversé. Les plans du début, frénétiques, les vidéos, les références, se font de moins en moins présents et le ralenti assumé gagne le film comme un doux abandon. En pleine mer, Ward lâche prise vers un horizon qui s’étend à l’infini. Dans son sommeil, elle passe de l’autre côté.

L’ÉTERNITÉ RETROUVÉE

Au-delà des confins du monde sont « côte à côte les sources, les extrémités de tout, de la terre noire et du Tartare brumeux, de la mer inféconde et du ciel étoilé[7] ». Il s’agit là donc d’un point de jonction, d’un nœud originel. La fin, le bout, est aussi le début. Au-delà, c’est le (re)commencement. L’espoir brille et Océan accueille de ses bras ouverts celle qui a fait l’effort de la traversée. C’est juste avant l’aube, lorsque la nuit recouvre encore l’eau de son manteau noir, que cela arrive. L’aurore ouvre ses portes au soleil et les rayons de l’astre de feu lancent leurs flèches comme une grande explosion de lumière. Le ciel s’enflamme et Océan brûle, transi d’amour. C’est l’union du feu et de l’eau, de la mer et du ciel, du fini et de l’infini, de l’intime et de l’universel. Il n’y a plus de limites, plus de frontières, plus d’extrémités. Tout est flou, tout se mélange et au milieu de ce champ de couleurs luit le sentiment retrouvé. 

La voix nous laisse là et son chant, celui de l’auteure, monte des tréfonds de la mer tel celui d’une sirène pour se perdre dans les feux rougeoyants du premier matin du monde. C’est une déclaration : elle est retrouvée l’éternité. Et le film de A.M. Ward s’achève dans un flottement épiphanique où triomphe la pureté de l’émotion.

[1] C’est le « narcissisme cosmique » dont parle Gaston Bachelard in. L’eau et les rêves, Le livre de poche, ed. 2020, p.35

[2] Tristan Tzara. in. Où boivent les loups, 1931. P.151

[3] « The still, sad music of Humanity ». WORDSWORTH, William. in. Tintern Abbey, 1798.

[4] “Peirata gaies” ou « les extrémités du monde, de la terre ». trad. Jean-Louis Backès, Hésiode, Théogonie. Ed. Folio classique, 2017 ; ou in. Homère, Iliade, XIV, 200 et 301 ; ou in. Odyssée, IX, 284.

[5] Gaston Bachelard. L’eau et les rêves, Le livre de poche, ed. 2020, p.70

[6]   Gaston Bachelard. Op.cit., p.150

[7] Hésiode, Théogonie, v. 736-738 et 807-809. Trad. Jean-Louis Backès. Ed. Folio classique, 2017.

Image : ©Anoar Maria Ward

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