Cartes mythologiques

Exposition à la Villa Gabrielle du 16 mai au 15 juillet 2024








« Dieux enfuis ! aussi vous, vous les présents, jadis plus véridiques, vous eûtes votre temps ! »

— Hölderlin, Sämtliche Werke, GStA, Bd. 2, 1, p. 149
(Trad. Paul Slama)

« Toute présence des dieux est passée (…). La fuite des dieux doit d’abord faire l’objet d’une expérience, cette expérience doit d’abord heurter le Dasein (être/instant présent) dans ce ton fondamental selon lequel un peuple historique en son entier ressent et endure la détresse de son absence de dieux et de son déchirement. »

— M. Heidegger, GA 39, p. 80, (Trad. Paul Slama)

« Will they return, these gods (over-sophisticated travelers), if they find their old drinking-goblets, their old trinkets are of real value, give pleasure to real people? Will they, if we burn with the ecstasy of new spiritual possessions, turn, as a child may turn, when we no longer wish it to, clutching at its possession, its own possession cast off by it, but re-desired and passionately desired when we possess it utterly. »

H.D., Visions of Ecstasies.

 
 

« Les dieux se sont enfuis ».

Voilà la phrase qui a tout initié. L’affirmation d’Heidegger qui reprend l’interjection du poète Hölderlin : “Dieux enfuis !”, est sans appel. Le monde moderne est dé-divinisé, les dieux ont fui et nous avons renoncé à les trouver.

Jamais je n’ai ressenti au plus profond de moi un si violent refus d’y croire. J’y opposais, d’emblée, une négation pleine et entière : non ! Les dieux n’ont pas pu fuir. Il n’y a pas de deuil sacré à faire puisqu’il y a encore sur Terre un homme qui croit en eux.

Cette réflexion, amplifiée par la phrase pleine d’espoir de la poétesse H.D., m’a hanté et continue d’occuper mon esprit aujourd’hui. Elle est à la racine de mon projet d’écriture itinérante en Grèce et de mes cartes mythologiques. Les cartes et ce voyage sont en effet nés d’un désir de provocation intellectuelle en réaction à ces théories : qu’adviendrait-il si, aujourd’hui, je me présentais de nouveau dans les sanctuaires des dieux, désertés de croyants et inondés de touristes, ces sanctuaires en ruines où la superposition des instants a lissé le sens premier de leur existence pour l’enterrer 6 pieds sous terre, et que j’exhumais cette première couche de sens, celle par laquelle tout est arrivé, pour la ramener à la surface ?

Que se passerait-il si j’allais prier les anciens dieux dans leurs sanctuaires, si je faisais l’expérience de la prière pour leur redonner vie, pour les faire ré-exister, par la parole, le temps d’un instant ?

 

« Il chanta les dieux qui ne meurent pas, le lumineux fils de Zeus. »

Hymne Homérique à Hermès

Journal d’un archéologue de mythes

Extraits

 

Paris

« J’explique aux personnes qui sont curieuses de ce projet mon protocole de travail : j’irai d’abord dans les sanctuaires sélectionnés pour faire l’effort du voyage et l’expérience du lieu. Là, je chanterai à voix haute le chant préparé à l’avance pour chaque dieu, dans la tradition des aèdes historiques. J’explique également ma transformation pour ce voyage en archéologue de mythes. J’aime l’évocation de ce concept : le fait d’aller sur un site, de le fouiller et d’en extraire l’histoire primordiale, la légende, le mythe initial qui ont donné son statut sacré au lieu. Je vais aller chercher dans ces sanctuaires les strates les plus profondes, les plus enfouies, pour les replacer l’espace d’un moment tout au-dessus, à la surface et re-présenter, en l’invoquant, le dieu oublié qui lui a donné naissance ».

Délos

« La voici. La voici, l’île sur laquelle Léto se réfugia pour accoucher d’Apollon. Je m’y trouve sur cette île sacrée, cette île invisible qui, par cette simple naissance devint. Le mythe lui-même a créé l’île : double naissance donc. Tous ces rochers, ce lac et ces côtes sont nés de la promesse de Léto de rendre riche, stable et visible celle qui, auparavant, dérivait en secret sur la mer Egée. Et ces ruines, ces temples, ce sanctuaire, ces stoas, ce théâtre et ces demeures n’existent que par la force des mots, eux aussi. C’est parce que les aèdes ont chanté Apollon et sa naissance en ce lieu que l’on a construit, ici, son sanctuaire pour l’y honorer. Tous ces bâtiments ont été créés par les mots. C’est l’essence même de la parole performative ».

Cartes mythologiques

C’est en revenant de mon voyage que j’eus l’idée des cartes. En effet, comment présenter cette performance et quelles reliques montrer de mon voyage pour en témoigner ?

Je décidai de cartographier mon passage sur les sites visités et d’y inscrire ma prière. Ce geste simple de l’écriture était le plus immédiat, le plus vrai. Je commençai et me mis à re-dessiner les cartes des sanctuaires d’après leurs relevés archéologiques. Mais quelque chose ne fonctionnait pas. Ces lieux ont été créés par les mots, je l’ai dit. Ce sont des chants, des prières qui les ont fait exister en premier lieu. Si un aède n’avait pas chanté la présence du divin à Delos, Delphes, Athènes, Eleusis ou Epidaure, alors jamais ces sanctuaires n’auraient été élevés. Les mythes eux-mêmes devaient figurer sur mes cartes et, comme ces lieux, allaient les construire. Je remplaçai les murs dessinés, les marches et les colonnes par les textes des aèdes et poètes relatant la présence du dieu sur le sanctuaire. Ainsi, visuellement, les phrases devinrent murs, les mots dessinèrent des temples et j’inscrivais ma prière - d’une autre couleur - pour montrer que sur cette strate primordiale et mythologique existait désormais la trace du chant que j’avais performé sur place. La carte mêle donc, sur la même surface, les premiers et le dernier chant offerts au dieu sur ce lieu. Elle devient le palimpseste de son identité, la trace de sa présence chantée.

 

« Tout endroit peut devenir un lieu de culte, un sanctuaire ou un hieron (espace sacré). Il suffit que les grecs lui reconnaissent un caractère sacré, caractère qui tient à la majesté du lieu, du paysage ou à la présence d’une tombe ou à tout autre signe de la manifestation du divin. » 

— Louise Bruit-Zaidman & Pauline Schmitt-Pantel, La religion grecque, Armand Colin, 2002.

« Le paysage requiert une implication physique de notre part (…) On ne regardera jamais un paysage de manière désintéressée car on y projette toujours toute sorte de choses, d’autres images de paysages, des souvenirs, des émotions, des savoirs accumulés. On y retrouve des traces, des formes sédimentées témoignant d’une occupation ancienne ou récente (…). Le paysage nous mobilise, nous engage à le parcourir parce que nous l’avons toujours déjà parcouru. »

— Gilles A. Tiberghien, Le paysage est une traversée, Parenthèses Eds., 2020

 
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